samedi 17 février 2024

« Si vous allez au tribunal, votre carrière est finie. Je vous blackliste.»

 

Il n’y a pas de viol dans mon histoire, pas de harcèlement sexuel, pas de metoo#. Je ne suis pas actrice. C’est une petite histoire, sans doute banale. Le tribunal dont il est question est celui des Prudhommes. L’homme qui me menace est mon ex–employeur. Il est connu dans le milieu du cinéma.

J’ai travaillé deux mois pour l’association qu’il a fondée en même temps qu’un réseau de salles de cinéma éponyme. J’ai été embauchée sur un poste d’assistante polyvalente, pour un CDD de huit mois. C’était il y a un peu plus de vingt ans. Je sortais de l’école de cinéma, c’était mon premier vrai poste dans le milieu. Et mon dernier.

J’étais heureuse et fière. J’ai très vite déchanté. Dans les grands bureaux de la rue Beaubourg, pas de place pour moi, on m’a installée dans la cuisine. Toute la journée, je cherchais sur internet les sorties de longs métrages des salles de cinéma de France et de Navarre et je remplissais des fichiers Excel. Ça me semblait absurde qu’on m’ait embauchée pour me laisser là, toute seule. Je me disais qu’un jour, on me confierait une autre tâche, que j’arriverais à me faire une place. Je voulais comprendre ce qui se passait, mais c’était impossible de discuter avec qui que soit. Mon ex–employeur passait son temps à aboyer sur ses subalternes et tout le monde faisait profil bas. Moi, il ne m’adressait jamais la parole. Sauf une fois, je le revois encore, il est venu vers moi, m’a jeté une liasse de papier au visage en me criant que je devais faire les photocopies immédiatement. Je crois que tout le monde avait peur de lui.

Au bout de deux mois, la comptable m’a convoquée. La période d’essai se terminait ce jour–là. On ne me gardait pas. Je pense qu’il y a eu un souci dans la comptabilité, que les caisses étaient vides. Mais ce ne sont que des suppositions. Je n’ai reçu aucune explication. J’étais tellement outrée, tellement choquée par le manque de considération, le mépris dont j’avais été victime que j’ai cherché et trouvé cette information : ma période d’essai avait été trop longue d’un mois. J’étais légalement engagée pour huit mois.

Donc, je me retrouve face à cet homme, exploitant d’une salle de cinéma, producteur, fondateur d’un festival. Je lui explique la situation. S’il ne peut/veut pas me garder, qu’il m’aide au moins à trouver une place ailleurs. Son carnet d’adresses est là, sur son bureau. Il n’a pas que ça à faire. Je lui parle des Prudhommes. Il ricane. « Si vous allez au tribunal, votre carrière est finie. Je vous blackliste ». Il m’a mise à la porte.

Je suis allée aux Prudhommes. Il a perdu. Il n’a pas eu besoin de me blacklister. Moi aussi, j’avais perdu. J’avais perdu toutes mes illusions sur le monde du cinéma, porteur d’humanisme. Mais contrairement à lui, je n’avais pas perdu mes valeurs.

Depuis, ce monsieur a reçu les titres de Chevalier de la Légion d’honneur, d’Officier de l’ordre des Palmes académiques, de Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.

Dans le cinéma comme ailleurs, il faut bien comprendre, il y a des hommes qui « font ». Ils font le monde. Ils font la culture, ils font la science, ils font la médecine, ils font la politique. Ils « sont » le monde. Les autres n’ont pas d’importance. Ils sont à leur service, au service de leurs besoins, au service de leur grande œuvre.

Humiliation, dénigrement, mépris, moqueries, menaces verbales, physiques… La prédation sexuelle est sans doute la facette la plus écœurante, la plus ignoble de ces hommes qui se pensent supérieurs, indispensables, tout–puissants. À ces demi–dieux de carton-pâte vieillissants, à ceux qui voudraient prendre leur relève et conserver ce beau système de castes, il est temps de dire «Non!».